Économie

Reportage / Déguerpissement et démolition dans le District d’Abidjan: Au cœur de la détresse des acteurs du secteur informel…

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Le projet est noble et ambitieux. Améliorer le paysage urbain, mais aussi et surtout déguerpir les populations des zones à risque pour éviter de nombreux morts en cas d’intempéries. C’est ce pari que le ministre-gouverneur est en train de réussir. Mais au-delà de l’embellie de la ville d’Abidjan, ces opérations de déguerpissement, vont à coup sûr, porter atteinte à l’économie nationale, si ce ne l’est déjà. L’économie informelle, la plus grosse victime de cette opération, broie du noir. L’Avenir est allé sur le terrain et le constat est effarant…

Nous sommes au dernier week-end du mois d’avril 2024. Les vrombissements des Caterpillars sont étourdissants, surtout à cette heure de la journée où le soleil est au zénith. Nous sommes dans le périmètre du zoo d’Abidjan. Des hommes en détresse surgissent de nulle part. Certains d’entre eux, d’un âge avancé, hurlent de toute leur force, quand d’autres accourent dans tous les sens. Ils bravent, au prix de leur vie, les engins déjà en action dès le petit matin. Ces désespérés ont une seule préoccupation : sauver ce qui peut l’être encore. Souvent, dans l’incapacité de récupérer des effets précieux ou des économies de toute une vie, certains futurs déguerpis, impuissants, n’hésitent pas à fondre en larmes et leurs pleurs sont annihilés par les vrombissements des machines.

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 « Depuis 1999, nous occupons ces espaces et c’est la première fois que ce genre de choses nous arrive. C’est vrai que nous sommes sur dans le domaine public, mais personne n’a été averti. Ce n’est que la veille à 19 h qu’une personne m’a appelé pour me dire que des machines sont pré-positionnées non loin de nos ateliers. Ce n’est qu’après que nous avons appris que d’autres avaient reçu des mises en demeure », confie M. N’guetta Koua Michel, menuisier de son état et président des artisans de ce secteur.

L’homme, d’une taille impressionnante, mais quelque peu amaigri, à cause d’un diabète qu’il traîne depuis quelques années, promène son regard dans le vide. Il ne parvient plus à contenir ses larmes. Il travaille sur ce site depuis 25 ans. Comme ce colosse devenu fragile, beaucoup d’artisans dont les ateliers sont situés sur le pourtour de la route du Zoo, regrettent le manque de dialogue avec le District d’Abidjan. Désormais, sans atelier, les ex-occupants des sites en bordure de cette route, l’une des plus fréquentées de la capitale économique, sont livrés à eux-mêmes. Ils sont des mécaniciens, ébénistes, ferronniers, vulcanisateurs, des vendeuses ambulantes qui voient ainsi l’horizon s’assombrir.  Ces milliers de travailleurs jetés à la rue, y compris les apprenants, qualifient ces déguerpissements de « sauvages et inhumains ». Dans sa menuiserie, M. N’guetta Koua Michel travaille avec 12 collaborateurs et plus de 20 intermédiaires ou démarcheurs. « C’est à l’aide de ce travail que nous subvenons aux besoins de nos familles. Nous payons les taxes de la mairie, nos impôts. Nous sommes sous le soleil, sans abri. Nos œuvres sont détruites. C’est avec quel argent que nous pourrons nous relancer ? Pour construire un hangar, il faut avoir au moins 800 000 F CFA. Actuellement, personne ne peut reconstruire ces abris, parce qu’il n’y a plus d’argent », regrette-t-il.

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Non loin, un tapissier, répondant aux initiales de B. M, voit son avenir s’assombrir. Il a été doublement victime des déguerpissements. En plus de son atelier qui a été balayé par les Caterpillar, son domicile de fortune, situé à quelques encablures de son lieu de travail, a été aussi rasé. Lui et les membres de sa petite famille sont devenus des hommes errants dans la ville d’Abidjan.

« Vous le constatez, j’ai tout perdu à la suite de l’opération de déguerpissement de ce matin. Les meubles et les matériels sont perdus, tout cela est à reprendre. Le préjudice est lourd, parce qu’il y a des commandes perdues. Comment vais-je rembourser les clients ? », s’interroge-t-il d’une voix traînante.

Dans la commune de Yopougon qui a été la première à faire les frais de ces déguerpissements, le constat est aussi amer. Des commerçants des quartiers Niangon Adjamé Extension, Micao Maternité, Millionnaire-Extension, Monde arabe – Pays bas…sont touchés par les opérations de démolition.

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Au quartier GESCO, des mécaniciens ont vu la même foudre s’abattre sur eux, un mois plus tôt. K.O, l’un parmi eux, s’est retrouvé au kilomètre 44 sur l’autoroute du Nord où il tient désormais un garage de fortune. Mais pour lui, plus jamais, il ne pourra retrouver l’envergure de son ancien garage qui a été balayé par les pelleteuses du District d’Abidjan. À cet âge, plus de la cinquantaine, K.O voit désormais le reste de sa vie en pointillés.

Des anciens occupants de l’espace « Escalier » à Cocody, préfèrent garder l’anonymat de peur d’être identifiés sur un autre espace non loin du carrefour dit « La vie » qu’ils occupent temporairement. Ces canneurs, rempailleurs, vanniers…, se sont réfugiés dans un endroit insalubre, traversé par des eaux usées. « Vous-même regardez où nous sommes. Mais comme on ne sait où aller, on se débrouille au bord de ce grand caniveau. L’eau dégage des odeurs suffocantes. Mais à cause des commandes d’assises de siège, paniers, corbeilles de boulanger, objets d'ameublement, on se cache ici pour nos productions », lâche-t-il.

Un avenir incertain, incapacité à faire face aux besoins existentiels…

Le secteur informel, on le sait, est encore à un stade rudimentaire en Côte d’Ivoire. N’ayant pas pris leurs dispositions pour faire sortir les articles, ils en ont perdu beaucoup. Le peu qui a pu être récupéré, a été malheureusement l’objet de vol d’individus peu recommandables. Comme s’ils n’étaient pas suffisamment peinés, ils ont été victimes des voleurs qui ont aggravé leur détresse. De Yopougon à Cocody en passant par Adjamé, Wiliamsville et Abobo, le peu d’affaires que les artisans ont pu mettre à l’abri, a été aussi emporté par les voleurs.  C’est le cas d’Ousmane B., ébéniste et fabricant de meubles dans la zone du cimetière de Wiliamsville.

« Dans notre détresse, des individus surgissent de nulle part et font semblant de nous aider à mettre nos articles et notre matériel à l’abri. Mais en réalité, ce sont des voleurs. Dans le feu de l’action, on ne s’en rend pas compte. C’est après, en voulant faire une revue de ce qu’on a pu sauver, qu’on se rend compte que ce que nous avons sauvé a été emporté. Plus grave, certains voleurs ne se cachaient même pas. Sous nos yeux, ils arrachent les compteurs et d’autres biens. Dans d’autres pays, il y a des villages artisanaux. Si c'était le cas, tout ceci ne pouvait pas arriver. Il faut que le gouvernement nous vienne en aide. Il faut nous regrouper et nous recaser sur des sites spécifiques comme on le voit dans certains pays. Il ne s’agit pas de venir nous distribuer de l’argent, parce que même 1 million de FCFA ne pourra pas nous suffire », lâche-t-il quelque peu amer. Dans cette vague de lamentations, pour N’Guetta Koua Michel, c’est un véritable désastre.

Lourd préjudice pour un secteur déjà informel

C’est un véritable coup de massue qui s’abat sur les acteurs du secteur informel. Sans véritable structuration, le secteur informel est confronté à plusieurs défis. En premier, se dresse la problématique du recensement des travailleurs. À ce jour, aucun chiffre exact ne peut déterminer le nombre d’artisans en Côte d’Ivoire. Cela complique le financement de leurs activités par les banques. Ils ne peuvent donc pas bénéficier des prêts dans les banques et même auprès des institutions de microcrédit. Ils sont donc fermés dans un système financier, notamment les tontines, une thésaurisation avec des conséquences diverses. Malgré ce désordre, ce secteur est l’un des plus importants du tissu économique ivoirien. La structure African Center for Economic transformation établit dans son rapport de 2022 que le secteur informel est le moteur de l’économie ivoirienne, avec plus de 90% de la main-d’œuvre, face à une économie formelle qui représente 51% du PIB et plus de 80% des activités économiques. La Banque mondiale soutient également que compte tenu du rôle prépondérant que joue le secteur informel, aussi bien au sein des ménages que dans l'économie ivoirienne, en réduisant la pauvreté, renforçant la résilience et la cohésion sociale, l’État doit développer un écosystème coordonné de politiques publiques ciblées en fonction des différentes contraintes, capacités et potentiels de productivité. Ce procédé englobe des programmes d’inclusion économique, tels que l’accès aux financements, aux marchés et aux compétences entrepreneuriales et un soutien à la formalisation fiscale et administrative des entreprises prêtes à se formaliser. Avec ces déguerpissements qui sont loin d’être terminés, ce secteur va immanquablement prendre un sérieux coup. En plus des pertes énormes, ce sont des milliers d’artisans et leurs familles qui se retrouvent à la rue.

Un état d’urgence décrété par les organisations patronales

Le président de la Chambre nationale de métiers de Côte d’Ivoire (CNMCI), Kassoum Bamba, est sous le choc. Pour l’heure, les artisans et les chefs des entreprises démolies sont invités à s’inscrire auprès des chambres régionales de métiers des zones concernées. L’objectif est de constituer des dossiers, en vue de faire des plaidoyers auprès des pouvoirs publics. Une action qui contribuera à leur indemnisation et recasement. D’autres faîtières dénoncent une violation des droits des artisans, comme c’est le cas de la Confédération patronale unique des PME de Côte d’Ivoire. Docteur Diomandé Moussa Elias Farakhan, président de cette faîtière, est très remonté. « Nos acteurs paient des taxes en fonction de leurs facultés contributives.  Comparativement aux trafiquants de drogues et des économies souterraines de tous genres, nos acteurs sont des gens braves, utiles, respectables et dignes », lâche-t-il.

 

Venance Kokora

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