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Reportage/Ils habitent à Cocody et font tout à Koumassi: Dans le quotidien des habitants de l’Île Désiré

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Ceinturée par la lagune, l’Île Désiré est coincée entre les villages de M’badon et Abatta dans la commune de Cocody et les quartiers 05 et Campement dans la commune de Koumassi. Encore peu connu, ce bout de terre ne manque pourtant pas d’attraits. Reportage.

Vêtue de l’uniforme bleu-blanc, Christelle fait partie de la trentaine de passagers ayant pris place à bord d’une pinasse qui s’apprête à quitter le quai à M’badon, dans la commune de Cocody pour se rendre, qui à l’Île Désiré, qui à Koumassi. Assise sur une des planches tenant lieu de siège, elle est en partance pour une école située à Koumassi, à une dizaine de minutes de traversée. Elève en seconde B, elle fait ce va-et-vient à bord de la pinasse, quatre jours par semaine.

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Ce jeudi 24 octobre 2024 au matin, il est près de 10h quand elle quitte le quai pour la troisième fois de la semaine. « Depuis la classe de 6e, je traverse l’eau pour aller à l’école. Je suis donc habituée », nous confie-t-elle. « Je finis à 18h. Demain vendredi, je finis à la même heure. Quand on finit à 18h, c’est vers 19h que je prends la pinasse à Koumassi pour revenir à M’badon », renchérit-elle. Comme elle, 200 à 300 écoliers et élèves quittent l’Île Désiré chaque matin pour se rendre à l’école à Koumassi 05 ou Campement. C’est du moins ce que nous apprend Geoffroy Houessinon, enseignant et fondateur de l’école « La Différence ».

L’origine du nom « Île Désiré »

Secrétaire du « chef » Esaïe Amoussou, l’un des deux « chefs » qui dirigent ce lopin de terre, il est le premier à nous recevoir à notre premier passage sur le site, le mardi 22 octobre 2024. Du bord  de la lagune au domicile du « chef » Amoussou où nous sommes reçu ce jour-là, nous sommes frappé par les immondices qui lèchent le rivage et l'aspect rustique des premières habitations que nous voyons. L'amas de bouteilles plastiques et autres déchets rejetés par la lagune, côtoient des pirogues et pinasses en fin de vie.

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Sous le préau au décor plutôt sobre où il nous installe, Geoffroy Houessinon, commence par lever toute équivoque. « On les appelle chef mais, en réalité, ils ne sont pas chefs au sens où l'on entend c'est-à-dire chef du village. Ils sont plutôt des représentants de la chefferie de M'badon, laquelle commande l'Île Désiré, qui s'appelle en réalité M'badon 2, l'autre M'badon qui est situé sur la terre ferme étant M'badon 1», souligne-t-il d'entrée. Et de nous retracer l'historique de cette île. Bien avant, le « chef » Esaïe Amoussou nous explique l'origine du mot Désiré que porte l'Île. « Avant que nos parents ne soient autorisés à s'installer ici, c'était un Blanc qui y résidait. C'est lui qui se prénommait Désiré. Comme c'était un territoire sauvage, il tombait tellement malade qu’il a dû aller s'installer à Bingerville », relate-t-il. 

Aux origines du village

Mais comment alors leurs parents se sont-ils retrouvés sur cette portion de terre encerclée par la lagune ? C'est son secrétaire, Geoffroy Houessinon, qui y va de ses explications : « A un moment donné, nos grands-parents, qui vivaient avec leurs frères ébrié au village de M'badon leur ont demandé de leur permettre d'aller s'installer sur cette île, qui était à l'époque une forêt. Il y a de cela plus de 50 ans. Et leurs hôtes leur ont dit: « Vous êtes nos frères. Nous ne pouvons pas vous laisser vous installer dans cette forêt remplie d'animaux dangereux et où pullulent les mauvais esprits ». Et ceux-ci de leur répondre : « Ne vous en faites pas. Avec nos pouvoirs mystiques, nous parviendrons à chasser ces mauvais esprits. Quant aux animaux sauvages, nous saurons les dompter». En disant cela, nos parents comptaient sur leur pouvoir mystique qu’est le zangbetô, encore appelé vaudou ». Et Geoffroy de conclure : « Voilà comment, avec l'accord de leurs hôtes ébrié de M'badon, nos grands-parents se sont installés sur cette terre».

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Selon lui, les pères fondateurs de ce territoire, peuplé majoritairement de Béninois, sont entre autres le vieux Amoussou Vivor Degole, Bessan Kpofê, Koudôkpô Denis, Jaques Vivor, Welekou Avlé, Adjété Tété, Ekpokou Ablokoto, Noucthé Akanzo, Afanou Ketekou. Encore en vie, le premier cité habite toujours sur l’île (lire son interview dans nos prochaines éditions, NDLR). Selon le « chef » Esaïe Amoussou, l’île s’étend sur une trentaine d’hectares et compte une population totale d’environ 1500 âmes. Elle est subdivisée en deux secteurs en fonction des deux groupes ethniques qui y sont majoritaires. Il y a d’un côté le secteur 1 où l’on trouve majoritairement les Plah et qui a pour « chef » Aimontche Lazare. Ce secteur est géographiquement situé à Abatta. De l’autre, le secteur 2, majoritairement peuplé des Pedah et qui a pour « chef » Amoussou Esaïe. Ce secteur est du côté de M’badon.

La pêche, la principale activité économique

Une vue du rivage de l'île Désiré

Ce qui frappe le visiteur qui débarque pour la première fois à l’Île Désiré, c’est le caractère rustique des habitations, lesquelles sont faites généralement de bois ou de bambou avec des murs tantôt en tôles tantôt en bois. Le village est serpenté de ruelles bordées de tôles de récupération. Par endroits, on trouve des périmètres broussailleux et des terrains non encore bâtis, entourés soit de tôle soit de bambou. Tout autour du rivage sont stationnées des pirogues encore fonctionnelles ou des carcasses de pinasses. On y trouve également des filets de pêche. Les habitants de l’Île Désiré ont, en effet, pour activité économique principale la pêche.

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« Ce travail n’est pas facile, c’est fatigant. Mais on va faire comment ? Avant, l’activité était plus fructueuse mais aujourd’hui, c’est dur. Les poissons sont de plus en plus rares à cause des gens qui utilisent de grands filets pour pêcher de grosses quantités. Il y a aussi que plusieurs personnes s’adonnent à la pêche aujourd’hui. L’un dans l’autre, on gagne de moins en moins d’argent. Avant, on pouvait avoir 10 000 FCFA le jour où ça marche mais aujourd’hui, c’est entre 3000 et 5000 FCFA », nous explique le pêcheur Pascal Edjito.

Pas d’eau potable ni réseau électrique

Pour s’éclairer, faire jouer leurs radios ou postes téléviseurs et même charger leurs portables, les habitants de l’Île Désiré n’ont pas accès à l’électricité distribuée par la Compagnie Ivoirienne d’électricité (CIE). Ici, l’énergie solaire a suppléé l’énergie hydraulique traditionnelle. L’île ne bénéficie pas non plus d’adduction en eau potable via le réseau de distribution de la Société de distribution d’eau de Côte d’Ivoire (SODECI). « Nous avions de l’eau potable grâce à un forage installé il y a plus de 15 ans par l’armée française.

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Il nous donnait de l’eau de bonne qualité. Mais depuis un an, le mécanisme du forage est tombé en panne, pour la énième fois. Depuis, nous n’avons pas pu le réparer donc tout le village n’a plus accès à l’eau potable. Notre vœu le plus ardent, c’est de voir ce mécanisme manuel qui nous fatiguait être remplacé par un dispositif électrique », plaide le chef Amoussou Esaïe, au pied du forage.

Ce bout de terre, situé en pleine lagune, ne manque pas que d’eau : il ne dispose d’aucune école publique ni de centre de santé. Pour se soigner ou pour des cas d’accouchement, les habitants embarquent le malade ou la femme encceinte sur une pirogue ou une pinasse ; direction, Koumassi Campement ou Koumassi 05.

Accouchement, extrait de naissance, enterrement : tout se fait à Koumassi

 « Quand un habitant du village a un problème de santé, il prend la pinasse ou la pirogue pour se rendre à Koumassi 05 ou Koumassi Campement ou, plus rarement, à M’badon. En cas d’urgence, on emprunte toujours la pinasse ou la pirogue pour nous rendre dans un centre de santé de Koumassi 05 ou Campement, qui sont deux quartiers plus proches de nous. Avec la pinasse, en 3 minutes on est à Koumassi 05 ou au Campement. Mais on peut mettre entre 10 à 15 minutes pour s’y rendre à pirogue», nous fait savoir le secrétaire du « chef » Amoussou Esaïe.

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Même pour inscrire leurs enfants à l’école, les habitants de l’Île Désiré préfèrent prendre la route de Koumassi, alors qu’ils sont géographiquement situés dans la commune de Cocody. Plusieurs écoliers et élèves traversent ainsi au quotidien la lagune à pinasse pour rejoindre les établissements de Koumassi Campement ou 05. Cependant, afin de soulager les parents du péril que représente la traversée quotidienne, l’enseignant Geoffroy Houessinon a fait bâtir une école dénommée « La Différence », avec les moyens du bord. Bâtie sur le pan du village situé du côté d’Abatta, elle comprend les 6 classes traditionnelles. Pour aider ses « parents », il a construit une annexe de 3 autres classes (CP1, CP2 et CE1-CE2) dans le pan de l’Île situé du côté de M’badon. Des classes aux murs en bois, recouverts de bâches noires où trois enseignants, dont une femme, s’emploient à prodiguer le savoir aux écoliers. « J’ai un effectif de 150 élèves pour l’ensemble des classes de l’école. J’appelle les pouvoirs publics et les bonnes volontés à venir aider ces enfants en leur offrant des kits scolaires et la possibilité de prendre un repas dans une cantine », plaide-t-il.

Le vaudou, la principale religion

L'un des deux "temples" ou se pratique l'adoration de zangbetô ou vaudou

Le paradoxe de cette île, c’est que ses habitants dorment à Cocody et font tout ou presque à Koumassi. « Géographiquement et administrativement, l’île est située dans la commune de Cocody et non Koumassi. Mais nos enfants qui vont à l’école fréquentent presque tous les écoles de Koumassi. Nous fréquentons plus les centres de santé de Koumassi pour nos soins médicaux. C’est à la mairie de Koumassi que nous établissons les extraits de naissance de nos enfants. Quand une femme d’ici est enceinte, elle commence les consultations prénatales à Koumassi Campement où elle finit par accoucher généralement », dépeint fort justement Géoffroy Houessinon. Qui ajoute que même, en cas de décès, les enterrements se font en partie à Koumassi mais aussi à M’badon. « Avant, on enterrait les morts au village ici mais la chefferie de M’badon refuse qu’on le fasse désormais. Nous nous rendons donc à Koumassi ou à M’badon », nous fait-il savoir.

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Une autre caractéristique de ce territoire d’apparence paisible et convivial, c’est son ancrage spirituel, fruit du patrimoine culturel des ressortissants béninois qui y vivent en majorité. La première religion de l’Île, c’est le vaudou ou le zangbetô auquel sont consacrés trois couvents dont deux dans la partie située du côté de M’badon. Ce sont deux terrains vides. En bordure de chacun d’eux est érigée une bâtisse dont les murs sont tapissés de dessins et symboles évocateurs. «C’est grâce à zangbetô que nos parents ont pu chasser de cette terre les mauvais esprits qui s’y étaient établis. Parfois, zangbetô sort la nuit. Mais avant de sortir, il nous signale », nous apprend le « notable » Géoffroy. Lequel ajoute : « Ici, il est interdit de tuer son prochain ni au cours d’une bagarre ni spirituellement. Si vous le faites, Zangbetô saura que c’est vous qui avez tué mystiquement la personne. Et vous serez banni du village. Par ailleurs, la sécurité de l’île est assurée par zangbetô. Tout voleur qui entre ici aura à faire à lui. Néanmoins, nous aussi nous sortons la nuit pour nous assurer que tout va bien », assure la « chefferie ».

Sous la menace de l’érosion côtière

Si elle semble à l’abri de l’insécurité, l’Île Désiré est en revanche sous la menace de l’érosion côtière. L’eau de la lagune va jusqu’à s’infiltrer dans les maisons situées à une cinquantaine de mètres du rivage, comme celle du vieux Degole. Selon les habitants, des pans de terre sont de plus en plus drainés vers la lagune en raison de l’activité de dragage pratiquée dans les environs, au mépris des normes édictées par les pouvoirs publics. « Nous constatons de plus en plus un glissement de terrain. Le sable tend à aller fermer les trous causés par le dragage auquel s’adonnent ceux qui exploitent le sable. Nous voyons que des parties du village qui n’étaient jamais inondées par le passé, le sont désormais. Dans le secteur du village situé du côté d’Abatta, la terre a été aspirée par l’eau sur près de 100 mètres à cause de ceux qui exploitent le sable. Nous craignons qu’à la longue, tout le village ne soit envahi par l’eau. Il faut qu’ils arrêtent le dragage », interpelle la « chefferie ».

Assane Niada

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