
C’est que Laurent Gbagbo n’a pas hérité la politique : il l’a arrachée au silence. A des époques où la pensée unique faisait loi, il osa rêver d’une Côte d’Ivoire où plusieurs voix pourraient se répondre sans s’éteindre. Le multipartisme, ce mot banal aujourd’hui, fut jadis une hérésie que lui et ses compagnons, ses camardes, ont portée à bout de bras, dans la clandestinité, la prison à répétition et l’exil. Le FPI ne fut pas seulement un parti, mais une brèche ouverte dans le mur de l’unanimisme imposé. Et c’est par cette brèche que la lumière de la contradiction politique a commencé à entrer dans notre République, il y a de cela près de 40 ans.
Laurent Gbagbo fut donc un homme de lutte. Il a tenu tête aux interdits, affronté la censure, connu les cachots de la prison, avant d’atteindre le palais de la Présidence. Son accession au pouvoir en 2000 ne fut pas seulement une victoire électorale : elle fut celle d’une idée. Celle d’un peuple qui, pour la première fois, voyait l’opposition vaincre et gouverner. En cela, il demeure le symbole vivant de la démocratie arrachée, non concédée.
Mais le destin, comme souvent, a ses rendez-vous manqués. L’homme de la refondation a connu le tumulte du pouvoir. Son époque fut celle des crises : rébellion armée, partition du pays, querelles fratricides, et ce 11 avril 2011 qui mit fin brutalement à un rêve en laissant la nation déchirée. D'Abidjan à la Haye, en passant par Korhogo, Laurent Gbagbo a connu pires humiliations. Les historiens écriront les responsabilités ; les poètes retiendront la douleur.
Et pourtant, malgré les fautes, malgré les excès, il faut savoir pardonner. Pardonner, non pour absoudre tout, mais pour reconnaître que même les géants trébuchent sur les pierres qu’ils ont eux-mêmes soulevées. Gbagbo a connu la gloire, la chute, l’humiliation, puis le retour. Et de tout cela, il n’a pas tiré vengeance, mais une leçon : le temps n’efface pas les convictions. Il les transforme.
Aujourd’hui, après cette sorte d'adieu à la politique qu'il fait subtilement, qu’on le voie comme un patriarche politique, un résistant de la mémoire ou un homme vieillissant sous le poids de l’Histoire, Laurent Gbagbo mérite qu’on lui rende justice : celle du legs. C’est lui qui a rétabli la pluralité dans le débat public. C’est lui qui a redonné aux Ivoiriens la fierté du mot “opposition”.
L’Histoire n’appartient pas aux vainqueurs du moment, mais à ceux qui ont osé la contredire. Et de ce point de vue, Laurent Gbagbo reste debout dans le cœur de la Côte d’Ivoire, des Ivoiriens, non pas comme un saint, mais comme un semeur. Celui qui, au prix de ses cicatrices, a fait germer le droit de penser autrement.
Alors oui, il eut ses torts. Oui, il a manqué certains rendez-vous avec lui-même, avec ses camarades, avec son pays. Mais à l’heure où l’on écrira le livre d’or de la République, nul ne pourra refermer les pages du multipartisme sans y lire son nom. Car Gbagbo, c’est la houe qui laboure et la pierre qui résiste. C’est l’homme qui a rendu la parole au peuple. Et pour cela, il restera, à jamais, l’un des pères du souffle démocratique ivoirien.
Hermann Aboa